Navigation du chapitre
Versets : 1, 2, 3, 4, 5
Ce que l’humain nomme magie, occultisme ou arcane n’est que de la science sans compréhension de la technique. Refuser l’Arcana, le grand mystère de l’univers, c’est refuser d’aller au-delà de l’acquis. C’est une petite mort de l’esprit semblable à un obscurantiste débilitant. Chaque jour dans l’Empire des choses impossibles ont lieu. Impossibles, uniquement car notre ordinateur biologique est conditionné pour les écarter, ne pas les comprendre. Cet impossible, nous le nommons : foi.
Echo Mark I, Computas anthropologiques & analyse de la plastique cérébrale humaine.
Verset 1 – En route pour Babylone
Le Drake Caterpillar Pirate Croix d’Ebène fut un artefact, au propre aussi bien qu’au figuré. Sa carlingue meurtrie d’éraflures était un immense crucifix asymétrique de 1 066 tonnes d’alliage de matériaux recyclés, emportant vers Terminus (Pyro VI) un équipage de survivants sous la bannière d’un dieu oublié. Son existence était le dernier trait d’union entre la colonie des Dread Nyahbinghi et le reste de l’univers.
Dans son approche finale, ce phallus de 111 mètres glissa sans la moindre grâce vers le sol de la colonie, déplaçant sur son trajet un épais tapis de poussière.
De son poste de co-pilote Léonce Nguzo discerna avec joie la silhouette de sa femme Marie-Paul et ses deux enfants se protéger des bourrasques générées par la machine. Il y avait dans le grincement des sabots d’atterrissage, une saveur particulière, celle de son chez-soi, et il la dégusta avec délectation.
Par la grâce de Kojah, le dieu cosmique des Nyahbinghi, le vaisseau cargo avait tenu bon jusqu’ici, avalant les gigamètres sans broncher tout en isolant ses occupants des vagues de radiations mortelles du système Pyro. Néanmoins tous le savaient, ici l’audace des Hommes se heurtait quotidiennement à la brutalité d’une nature indomptée. La communauté de colons avait grandi rapidement, exigeant toujours plus de denrées alimentaires, de soins médicaux et d’équipement de construction. Avec la livraison des dernières serres hydroponiques ainsi qu’une station météo de pointe, le petit village allait devenir autarcique. La quête de Satriya Romero, leur leader, allait enfin être une réalité. Celle de pouvoir cesser de traiter avec les gangs locaux pullulant dans Pyro.
Il n’y avait là aucunes révélations, l’environnement sur cette lune était particulièrement hostile, avec l’aide d’un peu de tech, la résilience des colons en fit son meilleur bouclier contre tous les gangs du système.
Et ce que la science ne pouvait prédire, la religion pouvait toujours le mystifier. Les Dread Nyahbinghi, descendants des rastafaris de la Terre, avaient toujours porté une certaine vénération à l’Univers, et proposé un respect circonspect aux forces de la Nature là où jadis les prospecteurs de l’Empire y avaient cherché des opportunités commerciales sans vergogne. Depuis plusieurs siècles ils furent les derniers adeptes d’une foi humaine en désuétude : le culte de Kojah, le Jah Cosmique.
A peine les moteurs du Caterpillar s’étaient-ils tu que le son des rayons tracteurs bourdonna dans l’air. Aussitôt un futur co-pilote en culotte courte coupa immédiatement Léonce dans sa tâche, et ce pour le plus grand plaisir de son père. Nia avait sauter dans l’ascenseur dès le débarquement de la première équipe. Il avait toujours été le plus téméraire de la famille Nguzo, délaissant sans attendre sa mère et ses sœurs sur le pad de fortune.
Son fils avait grandi tellement vite, et les longs voyages dans l’espace rendaient parfois étrange la notion d’âge. Le garçon lui arrivait maintenant jusqu’au bassin et, plus important, sa taille lui permettait d’atteindre le panneau de contrôle du rayon tracteur.
Plus par défi que par confiance Léonce laissa Nia s’escrimer un peu avec les commandes du SureGrip. L’enfant visa la première caisse qu’il eut en visuel, la verrouilla presque au hasard avant de la faire virevolter dans les airs par la magie de la technologie anti-gravité. L’objet eut une course anarchique de bas en haut, en roulant sur lui-même, tournoyant devant les soutes avant de finir par s’écraser près d’un colon au bord de l’apoplexie. L’homme lança des insultes via Comm-Link dans un créole déformé, mais Léonce coupa immédiatement la communication en houspillant son fils. Le petit protesta en jurant que sa manipulation était tout fait correct, mais l’échange houleux coupa court quand un autre conteneur de 16scu tomba à son tour du ciel.
Lorsque les instruments du bord se mirent à hurler, Léonce sut qu’il était déjà trop tard. Le rayon tracteur du Caterpillar fut le premier à lâcher, faisant dégringoler un autre conteneur alimentaire sur une Mule.
— Le Barbican, hurla Léonce à travers la coursive le séparant du module de commande. Toute la puissance sur le bouclier ! Scellez tous les sas !
Au dehors, la panique avait déjà gagné les colons. Des hommes et des femmes levèrent les yeux vers l’atmosphère qui blanchit tandis que d’autres couraient en tous sens, certains vers l’ascenseur du Croix d’Ébène, d’autres vers les habitations de la colonie.
— C’est trop long, lui répliqua une voix du poste de pilotage. Le Barbican ne charge pas assez vite ! Le Ginzel est en perte de puissance ! Où sont les combinaisons anti-radiations ?
Le regard de Léonce passa de l’extérieur au visage apeuré de son fils. Une partie de son héritage était devant lui, l’autre quelque part dehors sous la flambée croissante des rayons mortels.
A travers la verrière tribord le père vit le ciel blanchir d’une lueur aveuglante projetant au-dehors des ombres étranges qui s’immobilisèrent les unes après les autres. Tétanisé, il observa le spectacle jusqu’à ce que l’intensité du rayonnement lui brûlât la rétine.
Des corps tombèrent les uns après les autres dans la contraction de spasmes à peine croyables. Le rayonnement de l’étoile attaqua sans distinction tous les tissus biologiques ne portant pas la protection suffisante. Une nécrose fulgurante ravagea le visage d’une femme en grignotant sa peau sous l’acide de la lumière. Sa chaire couverture de brûlures s’agitait comme un pantin désarticulé en raclant le sol jusqu’à complétement se racornir en un immonde fœtus calciné.
Ce que les yeux embués de larmes de Léonce ne pouvaient plus voir, son imagination était en mesure de le concevoir. Dans un geste instinctif, l’homme protégea le visage de son enfant et se demanda pourquoi leur dieu les avait-il abandonnés au pire moment ?
Loin au-dessus de Pyro VI, une tempête solaire avait surgi de la couronne de l’astre sans avertissement avec la puissance primitive d’un Jugement Dernier. Des ondes de Moreton déferlaient dans la chromosphère en une éjection de masse coronale aux dimensions d’une lune. Tout ce qui n’était pas protégé par le bouclier du vaisseau et le blindage de la coque allait être bombardé de rayon X, ultraviolets et gammas.
L’onde électromagnétique fit taire les communications hors du vaisseau, ce qui épargna à Léonce le concert de hurlements d’agonie des hommes, femmes et enfants au dehors.
Il fallut du temps pour que le bouclier du Caterpillar ne monta en puissance en bourdonnant puis crépitant sous la contrainte. Le rayonnement d’énergie contre lui produisit un effet visuel prismatique aux allures d’une aurore boréale. La mince barrière de l’Homme ne lutta pas longtemps contre les forces de la nature avant de se taire définitivement. Le silence de la désolation envahi le bâtiment avec la quiétude d’une tombe. Puis une voix hurla :
— Incendie dans la salle des machines ! La cellule centrale est en surchauffe !
Une vague de chaleur démente s’engouffra dans tout le Croix d’Ébène, alors que Baishan se jeta hors la pièce. Les vêtements de l’ingénieur de bord sentaient la fumée et le parfum aigre de la sueur. Il s’extirpa in extremis de la pièce puis scella le sas derrière lui en priant pour avoir pris la bonne décision.
Verset 2 : Le soleil et ses rats
Les ancêtres de la communauté spirituelle et pacifique des Dread Nyahbinghi avait un nom pour ce genre de cataclysme : la déréliction.
Ni Léonce, ni Baishan ne prononcèrent un mot durant un long moment, chacun perdu dans ses propres spéculations. Que pouvaient-ils faire, sinon attendre la fin de la tempête ?
Soudain le silence de mort fut brisé par des moteurs qui rugirent dans un passage en altitude.
Léonce se leva, son fils toujours serré contre lui. Il n’osa avouer sa cécité et laissa son autre main courir contre les parois de métal du vaisseau pour se guider dans la coursive. Ce cargo, il le connaissait par cœur, chaque salle, chaque marche et sas étaient gravés dans sa mémoire.
Alors, il s’en alla tenter de consulter le radar à la hâte, mais Pyro n’avait aucune envie de lui rendre ses yeux. Ici, tout ce que l’Homme pouvait arracher à Mère Nature se payait au centuple. Le père trébucha dans la coursive en ripant contre des arceaux de renforts structurels, et Nia le retint de chuter totalement.
Prit de pitié, il fut rejoint par Urbain ainsi que Cléophée et Baishan qui eurent la même idée. Mais l’appareil ne rendit qu’une série de parasites et de glitchs. Le petit Nia pianota sur un MFD en jouant sur les paramètres de détection avec pour seul résultat un taux frustration encore plus élevé. C’est alors que Baishan posa à haute voix la question qui tournait dans la tête de tous.
— Quelle est la probabilité qu’un vaisseau pacifique ait déjà capté le signal de notre balise d’urgence ?
Il y eut à nouveau un silence sinistre entre espoirs et désillusions, puis une réponse assassine de Léonce.
— Nous sommes sur Terminus. Ici, personne ne vient jamais pour un sauvetage.
Le bruit de turbines se fit plus oppressant, et sembla décrire des cercles sonores quelque part au-dessus du cargo. Le sifflement de l’engin glissa par tribord puis entama une trajectoire de descente à environ une centaine de mètres du Croix d’Ébène.
Ameuté par le bruit, Dorian remonta à son tour des soutes cargos pour rejoindre l’équipage, amenant sa touffe de cheveux afro et ses tatouages dans le paysage. Sans système Comm-Link fonctionnel, l’équipage du Caterpillar ne pût qu’observer la scène depuis l’un des baies vitrées crasseuses. A la grande surprise de Cléophée plusieurs colons s’extirpèrent des habitations, sans doute attirés par le bruit des moteurs du Corsair en approche.
— Les abris anti-radiations ! Souffla-t-elle en serrant fort un médaillon dans la paume de sa main. Kojah soit bénis, des familles ont pu terminer la construction de certains des abris !
— Il y a de l’espoir, murmura Nia n’osant y croire.
Le petit bout d’humain s’en alla coller son visage contre la verrière. Au dehors, un groupe de survivants s’approcha du Corsair qui repliait déjà ses ailes en bordure proche du village. La machine flotta dans un vol suspendu en basculant ses moteurs VSTOL. La manœuvre souleva des lourdes volutes de poussière au sein desquelles s’engouffrèrent des colons en courant. Quand le brouillard retomba, les rues furent à nouveau désertes de vie. La brume de poussière se dissipa. Des corps immobiles gisaient au sol. Cléophée tenta de détourner l’attention de Nia, mais le gavroche résista de toutes ses forces.
Au dehors sept hommes s’avancèrent en une troupe compacte l’arme au poing. Une partie de la milice contourna les cadavres tandis qu’un traînard les acheva méticuleusement à l’arme lourde. Le signal était clair. Les pirates marchèrent ainsi un moment dans leurs armures dépareillées tandis que quelques mètres en arrière, suivait une dernière silhouette féminine enfermée dans une combinaison Artimex sang et charbon impeccable. La combattante de queue dénotait du groupe autant par son équipement lustré que la rigueur de sa démarche militaire.
— Des Fire Rats, cracha Cléophée écœuré.
— Impossible, rétorqua Léonce assis par terre dans un coin, comment nous auraient-ils trouvé ?
— Je te pari qu’elle le sait, dit Baishan en désignant l’Artimex. Ça ce n’est ni une Fire Rats, ni une Rough & Ready.
Urbain marqua un silence gêné qui ne passa pas inaperçu. Des gouttes de sa propre sueur tombèrent au sol dans un « ploc » sonore. Dorian ne pipa mot non plus, nageant visiblement en pleine confusion : comment un tel drame avait-il pu survenir si vite ?
— Non ! J’y crois pas, ragea Baishan en se retournant vers leur pilote.
— Urbain, tu nous as tous vendu, sale traitre ? Lâcha Léonce, avec haine.
— C’était l’idée de Satriya. Nous devions les faire venir ici, pour échanger le prisonnier contre une prime. Et leur prouver une bonne fois pour toute que nous étions prêts à nous défendre contre eux. C’était… de la politique.
— Et maintenant ? Ils vont tous nous tuer imbécile !
Cléophée tchipa puis fit les gros yeux en désignant le gosse dont le visage se décomposait doucement.
— Ca n’aurait jamais dû se passer comme ça, reprit Urbain dans une tentative de défense. Nous avions des batteries anti-aériennes camouflées sur les toits de plusieurs maisons ! Elles auraient dû verrouiller l’appareil dès son approche et le prévenir de ne pas jouer au con ! C’était notre garantie de neutralité et de paix !
Baisha éloigna Cléophée de la vitre et prit sa place contre la verrière pour tenter lire au loin les identités des malheureux au sol. Mais le pauvre gamin fut plus rapide et n’avait manqué aucune seconde de ce spectacle. Heureusement pour lui, son père ne pouvait voir la terreur se dessiner sur le visage de l’enfant. Cette scène lui aurait brisé le cœur.
Paix ? Ce mot étrange résonnait dans la tête du mécanicien Baishan. Devant l’abominable spectacle qui s’offrait à lui ce mot n’avait plus aucun sens. Son peuple pacifique, les survivants de l’éruption allez se faire massacrer par les Fire Rats. Lui qui n’avait jamais braqué une arme sur quelqu’un, par la paix de Kojah il avait vécu et dans la paix il allait probablement y mourir.
— Non, souffla Léonce parcouru par la même indignation. Il y a une autre voie !
— Nous pourrions négocier, rétorqua Cléophée avec hésitation.
En guise d’avertissement, les Fire Rats ouvrirent le feu sur la verrière. Les impacts des tirs lasers sur la nacelle de pilotage résonnaient en cadence à travers toute la structure du Croix d’Ébène. Une fuite hors de Terminus était totalement inespérée, mais peu d’organisations à travers l’Empire de l’humanité furent aussi résiliant que les Dread Nyahbinghi. La fenêtre était étroite, Léonce le savait. Mais il y avait peut-être une solution. Un seul homme à bord du Caterpillar savait comment combattre les gangs.
— Je vais libérer le prisonnier, articula Léonce d’un ton clame et résolu.
Sa proposition choqua les Dread avec encore plus de violence que le sifflement des armes à leur encontre. Le petit Nia observa la complexion déterminée de son père, puis l’assemblée des membres d’équipage les yeux droit dans les yeux avec un air défi. Il y décela haine, indignation et confusion envers lui. La tension monta encore d’un cran. Ce qui devait être aujourd’hui un jour de fête et d’achèvement devenait peu à peu la fracture ultime d’une communauté au bord du gouffre. Personne dans ce vaisseau n’y avait mentalement été préparé, et encore moins le petit Nia qui explosa en larmes.
— Toi ? Tu veux libérer Le Démon et lui demander de l’aide. Maintenant ? Demanda Urbain en partant d’un rire nerveux dépourvu du moindre humour.
Une agressivité naissante transpirait de ses paroles. Le pilote avait ses fesses aussi fermement vissées sur son siège que le matériel Drake pouvait le lui permettre. L’esprit accaparé par la gestion de la situation d’urgence, en surchauffe par la quantité d’informations à traiter en même temps. Les inepties de son copilote et de son mécanicien étaient la dernière chose dont il avait besoin. Tout le monde était à cran, et même avec son pacifisme naturel, les sectateurs de Kojah n’allaient pas tarder à se retourner les contres les autres. Il pesa le pour et le contre en rencontrant le faciès désapprobateur de Cléophée. A deux contre deux, la situation risquait de tourner à son désavantage. Il lui fallait rallier Dorian à sa cause avant cela ne dégénère.
— Léonce ! Tonna le pilote, d’autant plus irrité par l’absence de réponses. Même si ce seront mes derniers mots mon frère, je t’interdis d’aller libérer Le Démon ! Trop d’entre nous ont péri pour…
— Et tout ceci sera bien inutile si nous mourrons tous ici comme des chiens, intervint à son tour Baishan, la tête baissée, le visage enfoui sous ses dreadlocks.
Agacé ou sous l’effet de la panique Léonce prit soudain la mouche devant la lâcheté de son confrère.
— Bondyé ja lésé lézòm gouvèné asé lontan pou montré kè yo pa kapab réglé pwoblèm a limanité* ! Le Démon sait comment tuer des Rats ! Laissons-le faire ! Et cette fois ! Je lui apporte une arme !
*Dieu a laissé les hommes gouverner assez longtemps pour démontrer qu’ils ne peuvent résoudre les problèmes de l’humanité.
Urbain et ses deux sbires furent choqué. Cléophée s’interposa immédiatement entre Léonce et Urbain, alors que Dorian resta pantois, fidèle à lui-même.
— Les Fire Rats, les Rough & Ready, ils nous ont toujours laissé tranquille, clama la femme.
— Parce que nous avions acheté la paix, coupa Léonce. Je comprends mieux maintenant. Quelle honte !
— Alors pourquoi s’en prendraient-ils à nous maintenant ? C’est un mal entendu ! Ça n’a aucun sens !
— Justement, Cléophée, parce que pour une fois, nous avons quelque chose qu’ils veulent !
La voix de Léonce fut soudain bien aigre et acide de reproche. Nia ne se souvenait pas d’avoir déjà entendu son père parler ainsi.
— Je vais aller leur parler, poursuivit Urbain en emboitant le propos de Cléophée. Je suis certain qu’ils comprendront. Peut-être que si nous partageons la prime avec eux…
Baishan saisi Urbain par la nuque et lui colla le visage contre la paroi translucide du poste de pilotage.
— Regarde bon dieu ! Kojah nous a abandonné ! Ce sont nos familles qui gisent là-bas ! Et toi, tu veux discuter ?
— Et alors tu proposes quoi ? Ce sont des pirates, on ne sait pas se battre, nous !
— Le Démon sait se battre, insista encore Léonce. Vous le savez tous ici ! Mais vous avez trop peur pour faire ce qui doit être fait pour notre survie !
Urbain tchipa bruyamment, Cléophée acquiesça sous le reproche.
— Le Démon aussi à tué certains des nôtres, intervint enfin Dorian ! Tu veux renoncer à tous nos principes de vie depuis des générations ? C’est ça l’exemple que tu veux montrer à ton fils ?
Léonce resta méditatif.
— Qu’est-ce que nous leur avons fait pour que ces tarés s’acharnent comme ça contre nous ? On ne leur a jamais rien fait ! S’éleva une voix de canard dans la coursive.
Une femme à la peau très sombre et au crane totalement rasé, Ezelia, s’interposa en basculant dans le camp pro-pirates :
— Et si on jetait le prisonnier par-dessus bord et on se tire ? Il doit bien rester encore un ou deux Cutter en état de voler. Et puis toute cette merde c’est bien sa faute, non ?
Baishan qui s’était éclipsé un instant, remonta par l’échelle à l’arrière de la nacelle de pilotage. L’homme avait visiblement enfilé à la hâte une armure medium de combat ainsi qu’un holster à sa ceinture. Aucune des pièces du vêtement n’étaient à sa taille et cela ne sembla en aucun cas le choquer. A chaque pas son timbre de voix était accompagné du cliquetis du métal, prêt au combat. Il leva soudain un datapad bien haut, au-dessus de la tête de tous en intimant le silence par sa large carrure blindée.
— Pourquoi ne pas tout avouer maintenant Urbain ? Le prisonnier est un membre de l’Ordre Noir ! Et pas n’importe lequel ! Tout est dans ce manifeste !
Il jeta l’objet sur le siège le plus proche et aussitôt la consternation gagna le groupe.
— Le prisonnier est un membre de l’Ordre Noir ? Vérifiez sa mobiGlas ! Proposa Léonce à ceux qui rallièrent son camp.
C’en était trop, Urbain devint fou de rage. Il se jeta sur Baishan en tentant de le faire basculer en bas de l’échelle mais se retrouva encore une fois avec Cléophée sur passage. La femme fut sonnée en absorbant le choc entre les deux hommes. Bien que le mécanicien fût gêné dans ses mouvements, il saisit le bras d’Urbain et tenta de manipuler sa mobiGlas. Le pilote ne laissa pas faire, mais Dorian et Ezelia vinrent en aide à Baishan pour bloquer les bras d’Urbain.
L’émeute se propagea comme une traînée de poudre à travers tout le cargo, des hommes et des femmes s’empoignèrent mutuellement. Un grincement de tôle pliée résonna dans la Croix d’Ebène, mais personne n’y prit garde, trop occupé à lutter pour ses croyances et ses convictions.
Fidèle à lui-même, l’attitude du mécanicien ne changea pas d’un iota, en dépit d’une Cléophée sonnée qui épongeait le sang sur son visage, il continua son assaut contre le pilote. Urbain se débattit comme un diable glissant entre les mains d’Ezelia qui reçut un coup de coude dans le ventre au passage. Le pilote pivota rapidement en tentant de s’emparer de l’arme dans le holster de Baishan. Lui, vit l’opportunité parfaite pour lui bloquer le poignet en retour et lui arracher sa mobiGlas.
Urbain, les mains bloquées par la prise du mécanicien lui assena un coup de tête inefficace. Ce qui ne fit qu’augmenter la rage de Baishan envers leur meneur. C’en fut trop pour la brute en armure qui dégaina son Coda en pointant le canon droit sur le front de son interlocuteur. Mais un Dorian paniqué fut plus rapide et prît possession de l’arme en hurlant à tous de se calmer. Il recula de plusieurs pas en mettant successivement tous les membres de l’équipage en joue, sans savoir quoi faire à présent de sa prise de position.
A peine l’homme avait-il terminé sa menace que Dorian s’effondra dans des éclaboussures de sang. Surpris, le mécanicien vérifia machinalement son armure et son holster. Une série de balles traçantes transperça la carlingue en une constellation d’étincelles meurtrières. Dorian n’était plus qu’un amas de viande morte.
Dans l’embrasure du sas de connexion à la nacelle, apparut une armure Artimex à la parure sang et charbon, la bouche de son fusil d’assaut dégageait un flou gaussien de chaleur. Elle s’avança vers Dorian qui tentait de ramper vers son Coda et l’acheva d’un coup de botte dans le visage.
Lorsque l’Artimex s’exprima pour la première fois, sa voix était distordue avec des accents métalliques et artificiels.
— En voilà une belle brochette de loosers ! Lequel d’entre vous est Satriya ? Je viens récupérer mon prisonnier !
Baishan glissa avec une lenteur calculée la mobiGlass arrachée à Urbain dans la poche de Léonce, puis avança d’un pas.
— C’est moi, fit Baishan en mentant ouvertement. Nous pouvons négocier ! Nous ne savons rien des affaires de…
L’Artimex sulfata des balles dans la poitrine et la tête du mécanicien. Les éclats des projectiles ricochèrent sur l’armure et allèrent finir leurs courses dans le biceps de Léonce et le thorax de Cléophée. Baishan s’effondra dans une gerbe de sang et d’étincelles, tandis que le groupe lâcha un cri d’horreur.
— Voilà qui est réglé, poursuivit l’Artimex. La séance est ajournée et le contrat caduc. Je me dois donc de faire à nouveau les présentations. Je suis Alaura Panthera Luxeed, prêtresse et inquisitrice de l’Ordre Noir. Votre communauté hérétique est en possession de deux objets qui doivent m’être remis. Tout d’abord un sarcophage en pierre de lave, puis un cryopod contenant le corps d’un damnatio memoriae. Son cas doit être statué sans attendre par le Prophète lui-même. Remettez-les-moi immédiatement et je saurai me montrer clémente en sollicitant la conversion de vos enfants plutôt que votre purge unilatérale. Et, Le Prophète sait, quel dégoût m’inspire votre ramassis de mécréants.
Alaura éjecta un chargeur à moitié vide de son C-54 avant d’y engouffrer un nouveau sans même y penser. Puis conclu :
— Et ceci est une réquisition, en aucun cas une négociation ! Exécution !
Urbain et Cléophée quittèrent le poste de commandement du Caterpillar en premier, les mains en l’air, avec le regret d’accomplir leurs obligations. Même si leur fierté ne pouvait l’admettre, Urbain avait eu raison depuis le début. Agir ainsi c’était renoncer à toutes leurs croyances. Mais il y avait-il une autre solution ? Tous deux se trainèrent dans la coursive en direction des modules.
— Nos frères sont tous fous, gémit Léonce à son fils à la traîne, ce sont des aveugles.
Ezelia sauta à leur poursuite dans l’embrasure du sas, et dégaina un Multi-Tool avec OxyTorch à l’encontre d’Alaura.
— Léonce, non ! Nous avons tous fait trop de sacrifice pour la colonie ! Je ne te laisserai pas nous emmener dans un conflit contre les tous gangs de Pyro ! Éloigne-toi de la mobiGlas ! Nia, reste avec moi, ton père ne sait plus ce qu’il fait !
L’inquisitrice resta stoïque l’espace d’une seconde, passant en revue toutes les possibilités d’action. Puis l’écho d’une détonation retentit à travers tout le vaisseau. Un corps s’effondra au sol. Un enfant cria papa.
— Nia ! Mon fils, sauve-nous ! Sauve ta maman et tes sœurs ! Libère Le Démon et sauve nous tous ! Passe par la coursive suspendue, vite !
Avec un regard complice Léonce lança la montre au gamin, avant de jeter le reste de ses forces sur l’inquisitrice. Le père fit un hochement de tête à son fils. Puis des mains précipitées vinrent à la rencontre de l’enfant. Lui, les yeux pleins de larmes et de colère, hurla en filant comme le vent dans une gaine de ventilation.
Derrière lui, Nia entendit le fracas diffus d’une altercation, le sifflement de l’OxyTorch suivi d’une série de coup de feu. Un homme beugla :
— Non ! I ka ataké-nou* !
*Ils nous attaquent !
Cléophée lui répliqua quelque chose qu’il ne comprit pas. Puis plus aucune voix ne parvint à ses oreilles, uniquement le claquement sec d’une arme automatique.
Verset 3 – Anges & Démons
L’enfant rampait à contre-cœur dans la gaine technique avant de déboucher sur le long corridor suspendu des modules. Il traversa tour à tour l’infirmerie, la petite chapelle improvisée, la section cargo puis s’engagea dans l’avant dernière section du vaisseau en direction de la proue. En dessus de lui claquait le son des bottes métalliques des Fire Rats, ils étaient partout dans le vaisseau.
Nia passa la mobiGlas volée sur le lecteur et retint son souffle. La lourde double-porte bascula sur le module interdit du prisonnier. De sa position, son regard pouvait embrasser la pièce dans son intégralité.
La section n’avait plus rien a voir avec un entrepôt de marchandises. De multiples éclairs de surtension parcouraient des gaines à moitié fondues, libérant des flashs d’une lumière bleutée. Le compartiment entier n’était plus qu’un orage artificiel entre les arcs électriques du matériel et le grondement des combats à l’extérieur. Tout ici puait la tempête et la guerre.
À tribord, la moitié de l’espace était comblé par une gigantesque bibliothèque remplie de tomes aux visuels variés. Certains d’entre eux étaient même logés dans un compartiment spécial avec atmosphère régulée. Jamais au cours de son humble vie Nia n’avait vu autant de livres réunis au même endroit. La collection avait dû être magnifique… avant qu’un incendie ne commence à dévorer le papier. La couleur des flammes ajoutait des reflets de soleil mourant aux angles de ce lieu mystérieux.
De l’autre côté avait été aménagé un atelier de mécatronique en ruine. Sur une table reposait un squelette d’alliage démesuré aux traits d’une armure Morozov sang et charbon en cours d’assemblage. La structure humanoïde semblait avoir subi de multiples surcouches de modifications avec des renforts, des segments hydrauliques et une sorte d’enchevêtrement de roues dentées et pignons s’imbriquant les uns dans les autres. Un dispositif particulier enserrait le plastron lourd, illuminant une gravure en cours de réalisation. On y distinguait déjà les traits d’un corbeau dans un style gothique tenant un médaillon entre serres. A l’intérieur du cercle Nia distingua un symbole complexe qu’il n’avait encore jamais vu auparavant. Le glyphe était semblable à une roue à huit branches avec d’étranges aiguilles runiques pointant dans des directions cardinales.
Enchâssée dans la cloison à proximité se trouvait le crypod carcéral reconverti. Bien que l’enfant n’eût aucune idée sur le fonctionnement de ce type de machine, nul besoin d’être ingénieur pour deviner que la personne à l’intérieur n’allait pas tarder à mourir. Des voyants et graphiques pulsaient dans des alarmes silencieuses. Le panneau crachait des étincelles par intermittence, et plusieurs tuyaux connectant le pod au vaisseau sifflaient des jets de gaz sous haute pression. Tandis qu’il hésita une seconde, prit d’un doute, une autre portion de la bibliothèque partie en flammes. Une bordée de papillons de papier carbonisés s’envola autour de lui. Sa gorge le piquait horriblement, respirer devenait de plus en plus difficile.
La graine de Rasta retint son souffle, autant par angoisse que par l’asphyxie naissante de la fumée, puis tira de toutes ses forces sur le premier levier hydraulique à sa portée. Suspendu sur la manette, ses pieds ne touchaient même plus le sol. Le mécanisme céda. Lorsque le mur expulsa le pod, un jet de vapeur surchauffé envoya rouler Nia dans un cri de douleur étouffé.
De nombreuses histoires avait circulé entre les adultes sur Le Démon et les atrocités dont il était l’auteur. A plusieurs reprises lors du long voyage vers leur colonie, Urbain leur avait conté lui-même comment ses hommes et les mercenaires qu’il avait payé s’étaient battu pour mettre ce fauve humain dans sa cage de glace. Pourtant personne n’avait osé spéculer son identité ou son appartenance à une quelconque organisation, l’omerta fut de rigueur.
Selon Satriya le montant de la prime était censé mettre fin à tous leurs soucis, si l’homme était livré vivant sur Terminus.
Aussi, Nia s’attendait à devoir affronter le regard meurtrier d’une brute musculeuse, le corps couvert de cicatrices et prêt à jaillir sur lui pour le tuer en une fraction de seconde. Mais la réalité était bien plus étrange encore que les histoires d’Urbain, et bien plus pathétique.
Lorsque la porte de la capsule pivota, elle expulsa un corps chétif et livide s’étalant au sol dans une flaque de liquide chimique.
Prit de pitié Nia rampa jusqu’à lui, le bascula en position latérale de sécurité avant de détailler le prisonnier de la tête aux pieds. Le Démon n’était qu’un vieillard famélique ? Un vieux papy tout rabougri. Impossible ! Ce crétin d’Urbain s’était fait rouler ! Et toutes ces histoires, c’était du bidon ? Dire que la récompense de cette bounty était censé financer les derniers équipements de la colonie. Maintenant tout était perdu.
Verset 4 – Les limbes de Savart
De quoi rêve ceux qui ne dorment pas ? Lorsque le corps est pris dans la glace de la cryo-stase et l’esprit piégé au sein d’une enveloppe inanimée.
Les fonctions vitales du prisonnier avaient été réduite au strict minimum grâce à un hiver chimique. Les secondes n’eurent plus aucun sens à travers son sommeil forcé. Enfermée dans une viande presque rigide, l’âme du prisonnier vagabondait à travers de maigres impulsions neurales. Un courant électrique, biologique, formait encore une conscience aussi instable qu’une matière grise à la limite de la putréfaction. Elle dérivait sur un delta de possibles.
Chacune de ces impulsions résonnaient sous le crâne du prisonnier comme une note de piano, libérant tour à tour une sensation, un souvenir ou une pensée à son hôte. Dans son propre imaginaire malade, Le Démon était assis derrière un clavier cérébral jouant avec les touches. Cet échiquier musical alternait les lames avec une vitesse chaotique. L’echo d’une voix aiguë puis la persistance d’une émotion grave, lourde comme une chappe de plomb. Les intonations se succédaient sur la vague dissonante des tons. Aiguë ou grave ? Blanc ou noir ? 52 ou 36 ? Bien ou Mal ? Tout aboutissait toujours au chaos.
Au sein de son onirisme en roue libre, un fou noir prît d’assaut une reine blanche et l’opération fit vibrer l’air avec la maestria d’une symphonie. Puis très vite ce fut la guerre, tout dégénéra. Des pions furent damés au mouvement des damnés, une tour fit barrage avec le fracas d’un orage, puis la reine migra d’une octave.
Des doigts imaginaires activaient ces ficelles du destin et la mélodie bascula vers une cacophonie fractale. Si tout était possible, chaque corde du futur courait toujours depuis un fil du passé. Les sons se propageaient et se distordaient dans le temps. Quelque chose ne voulait pas mourir.
Dans son cauchemar, à peine au-dessus des limbes sans lumières se leva une lune de nacre, faciès aux mille visages. Elle rayonna d’une puissance impie et son assaut fractura une digue mentale du prisonnier. Quelque chose avait trouvé une faille dans la muraille. Les impulsions nerveuses devinrent fiévreuses, bien plus actives qu’elles n’auraient dû l’être durant une cryo-stase. Et tout ce que cette digue tentait de retenir céda. Des flots de souvenirs se déversèrent en une hémorragie chaotique d’épisodes de vie ayant formé la ligne enchevêtrée d’une destinée.
Un homme posait le pied sur une planète maudite, à ses côtés une femme riait en pleurant. Une quête de vérité. Quelque chose d’enlevé. Une clef au nom de Vajrayana. Un enfant rebelle courant dans des vignes. Une autre femme, des enfants, un amour. Tout cela n’était pas permis. La perfection et l’hérésie. La Metanoïa, dans moins d’une minute. Le jugement implacable d’une machination dans lequel chaque pièce fut un mensonge. Le roi noir est devenu un prophète et la reine blanche est devenue grise. Le vide écrasa tout, il absorba la musique. Les visions devinrent de plus en plus brumeuses, mais également plus douloureuses, jusqu’au noir complet.
Puis le cercueil de cryo vomit le corps du Démon hors de la capsule, en ne prenant nullement la peine d’associer son corps et son esprit. Quelque chose était mort. Le Démon eut l’impression de flotter au-dessus de sa propre chaire sans pouvoir en bouger ne serait-ce que d’un doigt. Alors au froid de la décongélation chimique vint le brasier de la haine. L’homme voulait voir l’univers brûler, mais son balbutiement de conscience ne capta qu’une scène. Celle d’un enfant à la peau couleur chocolat l’implorant de l’aider. L’incendie fut noyé. Pour le moment.
— Ne pleurez pas devant moi, gémit le prisonnier, ça me dégoûte !
— C’est cette fumée ! Elle me pique les yeux, toussa l’enfant. On doit sortir d’ici, tout brûle !
Le Démon leva les yeux vers les détails de sa tombe de métal. L’armure inachevé, le feu électrique dévorant sa bibliothèque personnelle. Tout semblait partir en flamme. Le désespoir et la haine consumèrent le prisonnier.
Trahison. Encore.
— Gamin, articula le vieux en serrant les dents. Qui est responsable de ça ? C’est toi ?
— Non, non ! Des Fire Rats, toussa l’enfant, ils ont tué presque tout le monde. Y’a plus que nous. Ils arrivent !
— Hérétiques !
Ce mot fut étrange dans sa bouche, avec quelque chose d’automatique qui le révulsa. Il s’assit en tailleur, tentant de rassembler ses esprits.
— Mon enfant, je crains que tu ne sois que le pinacle de toute une série de mauvais choix. Heureusement pour toi, il semble que j’ai une dette de karma et elle m’impose de réparer tout ceci. Qui est ton père ?
— Léonce Nguzo !
— Est-ce lui qui a pris la décision de me trahir pour me revendre comme un vulgaire bibelot à ces brocanteurs de Fire Rats ? Nous avions un pacte !
— Non ! Ce n’est pas lui, c’est Urbain. J’ai tout entendu ! Papa et lui se sont disputés !
— Et ton père n’a pas gagné, j’imagine ! Combien d’erreurs ta lignée a-t-elle commise ?
L’enfant fit une mine sévère. La mention de la prêtresse de l’Ordre Noir lui brûlait les lèvres, mais il n’en révéla rien. Devant un tel psychopathe son instinct de survie lui dictait de jouer à la victime.
— Dis-moi demi-portion, lâcha séchement le prisonnier. Tu as quel âge au juste ?
— Ba ça dépend de la planète j’imagine ! Et toi t’as quel âge ? On dirait que tu vas claquer !
Le Démon eut un rire qui se mua en une quinte de toux.
— Dans les deux cas, nous sommes trop jeunes pour mourir. Qu’en penses-tu ?
Mais alors, une violente migraine se déclara. Quelque part dans la boite crânienne du vieil homme une explosion de douleur tambourinait dans son encéphale. Il chancela et des larmes de sang s’écoulèrent de ses yeux. Ses mains tremblantes tentèrent de se raccrocher à quelque chose, mais en vain. Tel n’était plus son destin. Le corps fatigué accusa le coup d’une sortie de cryo-stase non contrôlée. Cette vision horrifia le petit gavroche dans la tête duquel tout se bousculait.
A genou sur le sol, face contre terre, Le Démon lutta pour ne pas perdre connaissance, un miroir improbable lui fit face. L’espace d’un instant il lui sembla apercevoir une forme distincte. Droit sur ses pieds une ombre ricanait de son malheur, dans un reflet parfait de son vêtement. Ou plutôt dans le reflet parfait, de ce qu’était jadis son vêtement. Le Démon avait tant à se faire pardonner. Mais la rédemption lui était-elle seulement permise ?
Cette silhouette devant lui était sorti d’un rêve ancien, ou peut-être d’un cauchemar. Un spectre dans une bure de moine impeccablement noire, ourlée de fils incarnats. Sous l’habit ouvert il pouvait sans mal distinguer les contours élégants d’une armure complète Artimex Quirinus aux teintes charbon et sang. Le spectre leva un Coda vers lui, puis s’évapora dans un nuage de fumerolles toxiques qui parût entrer en Nia. L’enfant eut une quinte de toux terrible quand le regard le meurtrier le transperça du regard.
— Le système cryo m’a l’air bien endommagé, fit le prisonnier à destination du gosse. Mais il te protègera le temps que je m’occupe de notre évasion. De l’incendie, des Fire Rats et des radiations… et du reste. Pour un enfant cela devrait suffire, et mieux vaut que tu ne vois pas la suite. Je vais revenir te chercher. Je te le promets. Il semble que j’ai une affaire en suspens depuis bien trop longtemps. Est-ce tu me fais confiance ?
Nia ne répondit rien, et pointa du doigt l’armure mécatronique inachevée.
— C’est une très mauvaise idée. Ce truc va probablement me tuer. Mais j’imagine que tu dois avoir raison. A défaut de mieux, aide-moi à la revêtir.
Le couple pitoyable se traîna ainsi jusqu’à la section convertie en atelier. En grimpant sur la table l’homme se brûla sur le métal surchauffé et étouffa un cri de douleur. Il y glissa un par un ses membres de vieillard et Nia, à bout de force, lui enfila le casque lourd. Quand l’armure prit vie, le fils de Léonce s’effondra de fatigue.
Ironiquement Le Démon venait juste d’effectuer la transition d’un cercueil de glace à une vierge de fer chauffée à blanc. Une fois le heaume scellé par de petites mains, le système reconnu son utilisateur. La cellule centrale monta lentement en puissance et alors qu’un outil de diagnostic l’assomma d’une multitude d’erreurs, de fines aiguilles s’enfoncèrent dans sa région lombaire. Elles y distillèrent un puissant cocktail de stimulants chimiques, de corticoïdes ainsi qu’un sérum augmentant l’activité synaptique. Pour sa condition physique diminuée, l’interfaçage fut d’une violence inouïe le portant à la frontière de la crise cardiaque.
Sous l’effet des drogues le vieillard s’accrocha à une mince bouée de raison. Un raz-de-marée électro-chimique déferlait sur toute sa biologique au diapason de l’armure de guerre. Le cri du sang devint presque irrésistible. Son esprit lutta dans un ultime combat contre la folie meurtrière, pour contenir ses gestes. Ses grosses mains aux doigts d’alliages se saisirent de l’enfant avec une douceur dont lui-même se pensait incapable. Il le souleva puis le plaça dans le berceau cryogénique, en scellant le pod.
La cellule d’alimentation était chargée. Le système informatique synchronisa aussitôt sa fréquence avec les ondes cérébrales du porteur et la machine absorba l’homme, transformant au passage chaque impulsion nerveuse en ordre.
Verset 5 – Amok
Quand les Fire Rats parvinrent enfin à forcer l’accès au dernier module du Croix d’Ebène, ils furent confrontés à un spectacle bien étrange. Celui d’un compartiment cargo reconverti en loft sur deux étages. Dans lequel un incendie alimenté par la rupture d’un conduit d’oxygène gangrenait les vestiges d’un laboratoire hors du temps. A travers la fumée et les vagues de chaleur gisait un monticule de ferraille grotesque dans le plus pur style de Pyro. Un fatras de pistons et de gaines multicolores étaient rassemblés en un amalgame de carcasse humanoïde, elle-même juchée sur une sorte de conteneur. Sur certaines portions, la poubelle technologique était masquée par des plaques de blindage finement ouvragées donnant au tout un aspect unique, chef d’œuvre d’un quelconque Michel-Ange de la décharge. La structure en elle-même fut résumé par l’observation lapidaire d’un Fire Rats :
— Putain, c’est quoi tout ce bordel ?
— Il faut avouer qu’il y a un certain style ! Et ça, dit l’un en désignant une protubérance sur le tas, c’est un crâne d’animal ou je rêve ?
— Ça ressemble bien à un butcher’s helmet !
L’assemblage fut parcouru d’un frisson inhumain et un gantelet d’alliage se referma sur la cheville d’un Fire Rats avec un craquement de cartilage. L’homme hurla sous la douleur tandis que deux de ses compères tentèrent de le dégager.
Il y eut un léger crépitement de statiques puis une salve d’éclairs traversa les trois hommes l’un après l’autre.
L’agglomérat de l’exosquelette Amok se releva alors de tout son long, le gantelet droit parcouru par les stries électrique d’une bobine à électrons Yubarev intégrée dans le poignet.
La main massive était toujours repliée sur cheville du malheureux aux organes brulés de l’intérieur par la décharge. Toute une série de pistons et de micro-servomoteurs chuintèrent de concert pour soulever le cadavre, tête en bas, puis le jeta dans les flammes de l’incendie. Le bruit des hurlements de surprises ainsi que du métal se contractant sous la chaleur emplissait la pièce surchauffée.
— Butez le ! S’égosilla un sectateur, l’arme à l’épaule en ouvrant le feu.
Dans la cage du prototype de l’exosquelette, les pensées étaient des ordres transformés en action. Par la magie d’une technologie interdite, la volonté d’un cerveau à la dérive se traduit, en un éclair, en un monstrueux poing de métal briseur de crânes.
Une arme continua à tirer au juger dans tous les sens un bref moment, les doigts du mort contractés sur la gâchette. Puis la chair se relâcha et Le Démon libéra son emprise dans un jaillissement d’une bouille de matière cérébrale.
Des ordres furent hurlés et sans doute plusieurs conversations Comm-Link furent échangées, mais l’esprit dément habitant l’armure n’en eut que faire. L’éradication d’une infestation de Rats dans son sanctuaire passait avant tout autres choses. L’homme à l’intérieur luttait pour conserver le contrôle de ses fonctions motrices, de sa lucidité, de ses objectifs mais ce fut comme si la machine avait une volonté propre. Dans le fragile équilibre homme/machine, le système d’exploitation du prototype de combat considérait son habitant comme un virus. Il n’aurait pas été le premier croisé à voir son esprit broyé par la fureur du véhicule des technoclerc de l’Ordre Noir : l’Amok.
La conscience du passager faiblissait de minutes en minutes, envahit par les pulsions de morts de plus en plus impérieuse. Nul homme ne pouvait soutenir indéfiniment les affres de la guerre et en sortir indemne. Car Amok, la carapace du Démon voulait du sang.
Horrifié par la violence, le groupe des Fire Rats recula dans le module précédent, pensant qu’une telle machine ne pourrait jamais franchir la double porte. Deux pirates couvrirent la fuite en arrosant copieusement l’Amok de calibre 10mm. Les balles ricochèrent sur les cloisons autours, alimentant d’autant plus la rage de l’incendie. Mais alors que les Fire Rats se mirent à couvert pour glisser de nouveaux chargeurs dans leurs P8-SC, le mécha se contorsionna en un insecte de métal. Les bras montés sur vérins se fixèrent sur les montants du sas en traînant derrière eux la carcasse de l’armure blindée. Au passage des portes la machine racla sur l’alliage en un rire strident.
Après cette parodie d’accouchement, l’esprit d’Amok scanna les environs en quête de nouvelles possibilités. Sa griffe hydraulique trouva prise sur des éléments de tuyauterie, la plia d’un geste sec puis l’arracha du mur. Dans le compartiment du cryopod, le feu se calma. Le Démon passa l’amalgame de tuyauterie en travers du corps en guise d’arme d’hast, et balaya l’espace devant lui d’un geste large. La passe arracha un morceau d’armure garni de boyaux humides qui allèrent s’étaler sur la cloison dans une tartine de viscères.
En arrière du groupe déjà fortement réduit, une femme en tenue Artimex le tança sévèrement :
— Hérétique ! La Trinité de l’Ordre Noir te jugera pour ta félonie !
Ses compagnons la flanquant semblaient moins déterminés qu’elle, mais la situation changea quand Alaura Luxeed mit en action le fut rotatif de sa F55.
— Mensonges, râla en retour la voix reconstituée de l’Amok. Vous suivez une fausse idole ! Le schisme était inévitable ! Quand la vérité parviendra à l’Admistratum vous brulerez tous dans la Grande Purge de la vérité ! Faire équipe avec des Fire Rats impurs ? Ta perversion n’a donc aucune limite !
— Silence mécréant ! Tu t’es laissé capturer par une secte de faibles, tu te caches dans une armure volée, et tu oses faire la morale ! Ces guerriers se sont convertis à la gloire du Vajrayana ! Ton venin ne quittera jamais cette planète ! Disciples ! Tuez cette engeance démoniaque et effacez jusqu’à l’existence de son nom ! Gloire à l’Ordre !
D’un bond l’Artimex se déplaça à une vitesse folle en tentant de briser sa garde. Derrière elle les trois disciples ouvrirent le feu pour obliger l’Amok à se protéger des balles. Le Démon chargea en cisaillant au hasard, mais ne brassa que du vent avec sa hache improvisée. Sur son poignet droit, les bobines Yubarev se mirent en charge, mais trop tard, la prêtresse de l’Ordre Noir plongea sous le mécha puis passa dans son dos. La prêtresse rugit en y enfonçant ses lames comme des piolets. La surface dorsale saigna du lubrifiant et du liquide de refroidissement à chaque incision. A chaque coup elle remonta jusqu’à la base d’une nuque dissimulée sous un gorgerin de métal corrodé.
— Crève, crève, crève hurla-t-elle en tentant de faire sauter une plaque de blindage par effet de levier. Mais son couteau ripa sur une gaine d’alimentation mise à nue, et un feu électrique embrasa un jet de lubrifiant.
La chaleur intense envoya l’Artimex au tapis pour un moment, loin de ses lames et de sa F55.
La silhouette immense s’escrima un moment contre des ennemis invisibles, puis Le Don Quichotte des arts martiaux fit siffler sa hache made in Drake dans un enchaînement de katas façon moulin à vent. A y voir de plus près le style de combat décontenança complètement ses adversaires. Car les passes semblaient superposer un ensemble incohérent de pratiques alliant des éléments de bujutsu, de parades Strandhögg, ainsi des techniques de la guerilla Naulle. Le tout contre des adversaires qui n’existaient pas.
Sans attendre son dû le disciple le plus audacieux des trois survivants passa au combat rapproché à son tour. Un Ravager se cala fermement dans ses bras avant de lacérer l’Amok d’une grêle de projectiles. Le Démon tituba sous la violence de l’assaut, et chancela en écrasant la jambe de l’Artimex dans sa chute. A la surprise de tous, la femme ne moufta même pas. En réplique, le tuyau d’hast traversa la pièce en sens inverse, empalant sur le mur le guerrier téméraire avant qu’il ne glisse un nouveau chargeur dans son arme.
— Cinq à zéro, se gaussa Le Démon. A mon tour !
Le vieillard à l’intérieur de la bête poussa la symbiose deux entités dans leur dernier retranchement. La machine injecta dans le corps humain les restes de son dernier cocktail de stimulants, tandis que la carcasse de métal geint dans une complainte de ferraille. L’effort fut démesuré, mais suffisant pour récupérer la LMG by Gemini. Les gros doigts de l’Amok atteignirent à peine la gâchette, mais lorsqu’ils y parvinrent les convertis furent noyés sous un feu roulant de 133 cartouches à haute vélocité.
Une idée délicieuse traversa l’esprit malade du mecha, celle de molester la prêtresse avec sa propre arme tout en veillant à faire durer le supplice le plus longtemps possible. Mais à y penser de plus près, le temps était compté et ce supplice serait bien sage devant la punition de Hallen sur Alaura face à son echec lamentable.
En rassemblant ses forces vitales, l’Amok fit marche arrière pour récupérer le conteneur cryo de l’épave de la Croix d’Ébène puis le traîner jusqu’à l’intérieur du Corsair.
De amples fuites de liquides divers s’échappaient de la machine, et la cellule centrale montrait ses limites. En forçant encore l’armure à lui obéir, dans un ultime effort, Le Démon parvient in extremis à réunir la mince collection de ses effets personnels que le feu n’avait pas encore dévoré : quelques ouvrages imprimés, une étrange jarre en terre cuite ainsi qu’une sorte de cercueil en pierre de lave.
Une fois la besogne expédiée le vieillard s’extirpa comme il put des débris de l’exosquelette. Combien d’années de vie cette machine maudite lui avait-elle consumé ? Le sacrifice fut difficile à calculer. Quel que soit sa forme, la mort finissait toujours par engloutir la vie. Son dos tout entier semblait marqué au fer indélébile d’une constellation de piqures, marquant chacune l’incision d’une aiguille de connexion à l’appareil.
Il aurait préféré la mort plutôt que de subir à nouveau choc de rejet de l’armure. Les maigres doses restantes de sédatif que lui avait injecté le système avant l’expulsion d’urgence, suffit à peine à modérer la douleur post-synchronisation. Lors de la connexion son cerveau avait été mis à rude épreuve, et loué soit le Vajrayana, son esprit était puissant. Mais sa chair de vieil homme avait de loin dépassée ses limites. L’une après l’autre les fibres musculaires de ses bras puis de ses jambes se contractèrent dans une éruption de crampes insoutenables. Le taux d’acide lactique creva le plafond, renforcé par la vengeance de son système nerveux et tégumentaire.
Une crise d’épilepsie secoua tout son organisme. Les doigts, les bras et les mollets bougeaient tout seul sans plus aucun contrôle sur sa propre biologie. Chaque centimètre carré de sa peau criait à l’incendie. L’homme gesticulait au sol comme un pantin désarticulé dans un mélange de sang de sueur et d’urine. Le prix à payer fut énorme. De l’écume aux lèvres, il perdit la vue, ses oreilles ne captait plus que le seul son du sang bourdonnant dans ses tempes. Son corps allait mourir il le savait. Mais cette douleur, pitié…
Pourtant cet homme n’était pas n’importe quel être humain. Jadis il avait été un croisé de l’Ordre Noir. Alors, il puisa encore et toujours plus profond dans ses ressources intérieures et rassembla les maigres bribes de contrôle qu’il avait sur sa propre biologie en s’enferma dans son temple mental.
Des années de médiation rigoureuse, lui aida à l’urgence : couper ses sens, ramener son corps à la conscience, éloigner les pulsions de mort instillées par l’armure. L’ascétisme d’une vie entière fut son seul salut.
Ses forces furent à peine suffisante pour se traîner jusqu’à au pod de cryo, et en libérer son jeune occupant. Il lutta contre lui-même avec une force prodigieuse pour conserver encore quelques secondes la maîtrise de la parole. Chaque mot qu’il articula fut découpé syllabes par syllabes :
— Nia ! Ton père… t’as-t-il… enseigné… les rudiments de la… navigation ?
— Oui, je sais voler, fit l’enfant en s’éloignant du sommeil chimique.
— J’ai entré… une destination dans… l’ordinateur. Si tu veux vivre, tâche de nous y conduire ! Je dois méditer… ou mourir. Ne me réveille pas… avant notre destination. Si tu as des questions… sur… l’Ordre Noir, tout est dans les… livres que j’apporté. Ta formation commence… aujourd’hui ! Nia… je ferai… de toi mon fils… et un valeureux croisé !
A peine eut-il articulé ces mots que le souffle du Démon sembla se tarir. Il gagna péniblement la cabine derrière le poste de pilotage et s’assit en zazen sur la couchette. Un sourire passa sur son visage fatigué et des rides se décrispèrent. A travers un état semi conscient des mots aux allures de rimes remontèrent jusqu’à ses lèvres craquelées. Sans qu’il puisse en pointer l’origine, une mélodie flottait dans sa bouche : Outsider Again, I… de Sindo Guerrero.
Quand le Corsair prit de l’altitude pour finalement glisser à travers la nuit de l’espace, l’ex prisonnier réalisa qu’il était libre pour la première fois de sa vie. Lui qui était passé depuis son enfance d’une prison à une autre une telle multitude de fois, n’avait à présent plus aucune frontière à garder. En dépit de son âge, les possibilités devant lui étaient infinis. Si tant est qu’il parvint à accomplir sa volonté : effacer Joe Hartwell Hallen pour de bon.